dimanche 29 novembre 2020

Du droit à filmer les gens jusque dans leurs W.C. – Chronique du 30 novembre

Bonjour-bonjour

 

Que ce monde est étrange… alors qu’il y a quelques années on ne craignait rien tant que les intrusions d’un dictateur, genre Big Brother, installant un peu partout des caméras de surveillance jusque dans notre l’intimité – voilà qu’aujourd’hui on défile dans la rue pour protéger le droit… non seulement à filmer tous ceux qui sont aux alentours, mais encore à diffuser partout ces images. 

Paradoxe, parce qu’au-delà de la circonstance particulière des manifestations, l’usage des photos sur smartphone est devenus quasi permanent et qu’en outre on n’hésite pas à mettre en ligne des photos de nous-mêmes et de nos proches, dévoilant notre intimité à qui voudra bien y jeter un regard.

Si l’on veut s’interroger sérieusement sur renversement d’attitude quant aux barrières qui défendent notre vie privée, il faut aller jusqu’au cœur du problème : avons-nous une vue précise de la frontière qui sépare vie privée et vie publique ? Et déjà, savons-nous clairement en quoi consiste cette « vie publique » : s’agit-il de notre environnement, limité au voisinage ? ou bien plus largement, de tout ce qui échappe à notre contrôle, chaque photo mise sur un réseau Internet étant comme une bouteille à la mer – sauf que là, la mer est faite d’un océan d’yeux  ?

 


 

 

Est-ce à dire que nous aurions, symétriquement, une notion élastique de l’intimité ?

- Comme le titre de cette chronique l’indique, on suppose qu’on ne laisserait jamais passer sur les réseaux une photo nous montrant installés dans les w.c. Évidemment… Mais une image qui nous montrerait un peu éméché à la sortie du pot d’adieu d’un collègue de travail, voilà qui ne serait pas déplacé sur un mur Facebook, destiné à un réseau d’amis. Oui, mais si cette image, relayée par tous ceux qui le souhaitent, va trainer un peu partout, c’est sûr, nous allons crier au viol de la vie privée. 

Légèreté d’un côté, angoisse d’être vu de l’autre, comment comprendre cette contradiction ? Serions-nous comme des exhibitionnistes qui aimeraient montrer leur nudité, mais en contrôlant quand même l’identité de ceux à qui ils permettent de mater par le trou de la serrure ? 

Pour le savoir, lisez ce qui suit.

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Les policiers ont-ils honte ? – Chronique (2) du 30 novembre

 

Re-bonjour

Comme je n’ai pas réussi à épuiser dans la chronique ci-dessus les divers aspects de notre quête d’images, voici comment un philosophe sartrien voudra conclure ce propos.

Pour conclure à propose de l’exhibitionniste, nous dirons que peu importe qui va le regarder, et peu importe son intention, que nous ne connaitrons d’ailleurs jamais parfaitement.  Car ce qui compte c’est l’étrange pouvoir que possède le regard des autres. Les députés qui s’écharpent sur l’intention de ceux qui filment les policiers se trompent quand ils croient qu’il peut y avoir des vidéos innocentes. Il n’y a pas de photos innocentes, chacune nous livre sans défense au regard des autres. Au cœur de la philosophie de Sartre il y a cette chosification dont nous sommes l’objet sous le regard d’autrui ; analyse portée par le célèbre exemple de la honte :

« Considérons par exemple la honte... /Elle est/ dans sa structure première … honte devant quelqu'un. Je viens de faire un geste maladroit ou vulgaire : ce geste colle à moi, je ne le juge ni ne le blâme, je le vis simplement, je le réalise sur le mode du pour-soi. Mais voici tout à coup que je lève la tête ; quelqu'un était là et m'a vu. Je réalise tout à coup toute la vulgarité de mon geste et j'ai honte... Autrui est le médiateur indispensable entre moi et moi-même : j'ai honte de moi tel que j'apparais à autrui. Et par l'apparition même d'autrui, je suis en mesure de porter un jugement sur moi-même comme un objet, car c'est comme objet que j'apparais à autrui... La honte est par nature reconnaissance. Je reconnais que je suis comme autrui me voit. » Sartre, L'être et le néant (1943)

Et voilà comment le projet de loi Darmanin tombe à l’eau : il voudrait qu’on distingue les vidéos mal intentionnées de celles qui ne le sont pas. Mais le problème n’est absolument pas là ! C’est que toute image et donc tout regard porté sur moi porte avec lui une aliénation fondamentale : sous le regard d’autrui, je perds ma prétention à me définir moi-même, je suis transformé en cette « chose » que l’autre voit de moi : ce que Sartre a illustré au théâtre avec Huis-clos et ces personnages condamnés à être tels que leurs compagnons les voient.

La honte dont on parlait précédemment n’est qu’un exemple de cette chosification subie sous le regard d’autrui.

On pourrait donc expliquer aux forces de l’ordre que s’ils ont honte des images qu’on prend d’eux durant la répression de la manifestation, c’est qu’ils ne veulent pas savoir à quoi ils ressemblent alors, parce qu’ils sont comme on les voit.

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