lundi 23 novembre 2020

Le fétichisme du livre – Chronique du 24 novembre

Bonjour-bonjour

 

On le sentait monter, ce mouvement de contestation contre les fermetures de commerces en temps de covid. Allait-il se développer pour défendre nos bistrots, ou nos restaurants, menacés de faillite ? Allions-nous manifester pour sauver nos pastis-terrasse, ou nos steaks frites ? Eh bien non ! Ce qui met le public en émoi, ce qui fera bientôt descendre les gens dans la rue, c’est la menace qui pèse sur nos librairies. Oui : nous avons nos innocentes victimes à défendre, ce sont nos libraires. Et le méchant ogre qui les dévore impitoyablement : c’est Amazon. 

 

On mesurera le paradoxe quand on se sera rappelé que, si le pastis-terrasse suppose plusieurs joyeux buveurs chassés par les mesures de confinement, en revanche la lecture est une activité solitaire – on pourrait même dire que celui-ci la favorise. Alors, comment comprendre qu’on se mobilise pour défendre ces librairies où la plupart d’entre nous ne mettent les pieds qu’une fois ou deux fois par an, alors que les terrasses de bistrots ou de restaurant ne désemplissent pas dès que le temps se met au beau ?

 

Eh bien la seule idée qui donne du sens à tout cela, c’est le fétichisme. Oui, le fétichisme, qui charge de pouvoirs surnaturels des objets inanimés – tels que les livres. Il faut que le livre-papier continue d’exister, et surtout que le lieu où ses qualités s’épanouissent puisse être fréquenté. Cela explique-t-il pourquoi on ne descend pas dans les rues pour défendre nos bars ? Pas seulement : la fragilité du commerce est sans doute une bonne raison de se mobiliser pour les libraires, supposés au bord de l’asphyxie du fait du commerce en ligne, alors que les cafés ne risquent pas une telle concurrence.

 

Bon – Reste que le fétichisme est encore un peu flou pour expliquer pourquoi ces lieux de rencontre avec le livre restent si profondément ancrés dans nos cœurs ? J’avais il y a de cela quelques années commenté une citation d’Hubert Juin qui expliquait cela très bien : « Un livre, cela se dévore et se hume, c’est un parfum qui est une nourriture, une odeur qui est un incendie » écrivait-il et chacun pourra se reconnaitre dans ce jouisseur qui porte le livre neuf à son nez après l’avoir ouvert et qui palpe la pulpe du papier pour en évaluer la consistance. Bien sûr cela explique le rejet des liseuses alors même qu’elles offrent la possibilité quasi illimitée de porter avec soi autant de livres qu’on veut – l’année littéraire entière ! Mais ne l’oublions pas : la librairie est aussi le lieu où ces sensations sont démultipliées, où pour le prix du livre que vous allez acheter vous aurez en prime le parfum de tout le stock de livres amoncelés sur les étagères. 

Le lecteur est d’abord un jouisseur qui profite du livre sans même avoir besoin de le lire. Mais il a aussi besoin d’un lieu où célébrer la cérémonie de cette rencontre. Son ennemi ce n’est pas seulement la liseuse : c’est aussi Amazon.

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