jeudi 17 juin 2021

Lire, c’est relire – Chronique du 18 juin

Bonjour-bonjour

 

La lecture est déclarée grande cause nationale pour la période allant de 2021 à l’été 2022, et plus particulièrement la lecture « à voix haute ». Lire ici.

En effet selon le Président Macron, la lecture à haute voix est incontournable pour « découvrir la beauté littéraire, le rythme et la vérité de la langue française ». On sait que Flaubert écrivait « à voix haute » – entendez qu’il déclamait ses textes en même temps qu’il les écrivait, les faisant passer comme il le disait « par son gueuloir », seul moyen pour lui de vérifier leur équilibre, leur rythme et leur musicalité – ce que la lecture silencieuse ne parvient pas à faire.

Reste que cette lecture apporte aussi une expérience étonnante : on peut en effet lire un texte auquel on ne comprend à peu près rien de façon intelligible pour les autres (expérience que j’ai vécue personnellement au cours de l’enseignement de la philosophie avec des textes confiés à la lecture à voix haute à des élèves qui avouaient ne pas l’avoir compris). 

 

- C’est donc l’occasion de revenir sur un phénomène bien connu, mais généralement oublié : on peut lire intelligemment un texte que l’on ne comprend pas. Et c’est même une règle lorsqu’on lit à haute voix un texte pour la première fois, car on doit à la fois le déchiffrer, le lire et en même temps en comprendre le sens. Que se passe-t-il dans la lecture à haute voix ?

La méthode globale d’apprentissage de la lecture nous a montré que notre cerveau recherchait d’abord des groupes de lettres, donc des mots, et que l’analyse lettre après lettre (le b-a/ba) n’intervenait qu’ensuite. Il parait donc logique de penser que la lecture à haute voix rend perceptible ce phénomène de reconnaissance sans lequel elle ne produirait rien d’intelligible (d’ailleurs la lecture automatique générée par ordinateur prend appui sur des repères déjà mémorisés, ponctuation, groupement de mots, césure des phrases). La découverte d’un texte n’est jamais que la reconnaissance de mots, de phrases déjà présentes dans la mémoire.

On devrait donc admettre que la lecture d’un texte auquel on ne comprend strictement rien ne peut être faite de façon fluide (c’est à dire sans recourir à une analyse mot à mot) qu’à la condition d’être conçu comme s’il s’agissait d’une relecture. Bien sûr ce procédé a ses limites : certains textes (par exemple philosophiques) sont hermétiques à la lecture – à voix haute ou pas. 

Application : lisons à haute voix ce texte de Heidegger qu’on est censé découvrir dans le même temps :

« Ce n'est que parce que — et dans la mesure où — l'homme est devenu, de façon insigne et essentielle sujet, que par la suite doit se poser pour lui la question expresse de savoir s'il veut, et doit, être un moi réduit à sa gratuité et lâché dans son arbitraire, ou bien un nous de la société. Ce n'est que là où l'homme est déjà paraissant sujet qu'est donné la possibilité de l'aberration dans l'inessentiel du subjectivisme au sens de l'individualisme mais, ce n'est également que là où l'homme reste sujet que la lutte expresse contre l'individualisme et pour la communauté — en tant que champ et but de tout effort et de toute espèce d'utilité — a seulement un sens. » (1938 – Lire ici)

On admettra que ce texte ne comporte pas trop de termes techniques et qu’à condition de ne pas chercher à le comprendre dans sa totalité on peut néanmoins le lire en prenant appui sur sa structure syntaxique – comme s’il s’agissait d’un « texte à trous » - et donc le rendre intelligible – à condition toutefois de s’entendre sur ce qu’on dit par là. Si l’on veut dire qu’à une première lecture le sens du texte surgit d’un coup, comme la vérité sortant du puits, on fait fausse route. Car en réalité nous ne comprenons un texte que peu à peu en prenant appui sur une compréhension lacunaire, voire fautive. Et du coup, quand je découvre un texte nouveau, la seule chose dont je sois certain c’est que je ne l’ai pas compris, et que là où ça grippe, là où les mots attendus ne sont pas présents, alors c’est qu’un autre sens est en train d’apparaitre. 

Si je veux comprendre je ne peux lire sans relire : d’abord comme s’il s’agissait d’un texte ancien déjà connu ; ensuite comme un texte nouveau qui émerge des relectures qui s’enchainent.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire