Bonjour-bonjour
Les médias internationaux ont, pour parler de la situation politique française, tous le même mot : le chaos. Ce mot évoque un désordre tel qu’aucune prévision ne peut être faite. Sur un terrain chamboulé par un séisme quelconque, chaque parcelle ne m’apprend rien de ce que je vais trouver un peu plus loin. Quand, remontant de la mer vers la terre, le sable de la plage devient de plus en plus grossier, je peux légitimement m’attendre à trouver des cailloux, puis de la terre, puis des prairies - ici rien ne me permet de deviner ce qui va se présenter. On dirait de la même façon que les politiciens actuels naviguent en plein brouillard ou encore qu’ils ne peuvent deviner ce qu’il y a après le virage.

Cette métaphore du virage me plait bien : que va-t-il arriver demain ? Une dissolution ? Une démission ? Ou « seulement » un virage à gauche avec suspension de la réforme des retraites ? Qui le sait ? La politique est affaire de prévision, on doit pouvoir juger que tel évènement, compte tenu du contexte, aura telle ou telle probabilité d’arriver et on peut se préparer à une réaction appropriée. Ici, rien de tel.
- Mais le chaos évoqué comporte un élément de plus. Ce n’est pas la même chose de dire « On navigue en plein brouillard » et « C’est le chaos » : dans le premier cas le monde normal existe toujours il est simplement pour le moment invisible. Dans le second c’est le monde en lui-même qui est bouleversé : son évolution est imprévisible parce qu’aucune loi ne peut s’appliquer à lui.
- Est-ce le cas ? Elisabeth Borne a semé le doute en disant que selon elle on pourrait suspendre la réforme des retraites et donc ouvrir à un gouvernement de cohabitation avec la gauche : ce ne serait pas un bouleversement total, puisqu’au cours de la récente histoire on a eu la cohabitation Chirac/Jospin. Par contre la dissolution ou la démission du Président ouvrirait sur un virage beaucoup plus radical : une présidence et/ou une chambre résolument acquise au RN. Là encore ce ne serait pas le chaos, puisqu’on devine ce que la France deviendrait : au mieux l’Italie de Giorgia Meloni.
En fait l’imprévisibilité vient de ce qu’on ne sait de quel côté va pencher la balance : vers la gauche, vers la droite, ou vers le populisme ?
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N.B. Il existe un poème de Fernando Pessoa consacré à ce virage. Le voici :
Peut-être, au-delà du tournant de la route
y a-t-il un gouffre, et peut-être un château fort,
Et peut-être tout bonnement la continuation de la route.
je n’en sais rien et je ne pose pas de questions.
Tant que je marche sur la route avant le tournant,
je me contente de regarder la route avant le tournant,
puisque je ne peux voir que la route avant le tournant.
Je n’en serais pas plus avancé si je regardais de l’autre côté
Et de celui que je ne vois pas.
N’ayons cure que du lieu où nous sommes.
Il est assez de beauté dans le fait d’être ici et nulle part ailleurs.
S’il y a quelqu’un au-delà du tournant de la route,
Ceux qui s’inquiètent de ce qu’il y a par-delà le tournant de la route,
C’est cela qui pour eux est la route.
Si nous devons y parvenir, en y parvenant nous saurons.
Pour l’instant nous savons seulement que nous n’y sommes pas.
Il n’est ici que la route avant le tournant, et avant le tournant
Il y a la route sans aucun tournant.
(Fernando Pessoa)